Dimanche 26 février 2023 : Matthieu 4, 1 - 11
Matthieu 4, 1-11
Pasteur Philippe Perrenoud
Quand nous devons présenter quelqu'un (pas seulement son nom, mais aussi sa personne ; et surtout cette personne a de l'importance pour nous), nous ressentons combien cela peut être difficile, combien notre regard et nos mots sont limités face à la complexité d'une personnalité. Cela est aussi le cas dans les Évangiles…
Le passage d'aujourd'hui se situe au tout début de la présence terrestre de Jésus, juste avant son ministère public. L’Évangile essaye donc de nous le présenter. Cela est d'autant plus difficile que :
- Jésus n'est pas quelqu'un comme les autres... Ou plus difficile encore : il est aussi quelqu'un comme les autres... Il vient d'être reconnu comme Fils de Dieu (lors de l'épisode du baptême, qui précède juste l'extrait d'aujourd'hui). Mais les Évangiles nous rappellent alors, par l'extrait de ce matin, qu'il est aussi un homme. Donc ressentant les choses comme chaque humain ; d'où des récits de tentations ! Que la présence de Dieu puisse se vivre ainsi, parmi nous, est toujours et encore si difficile à réaliser...
- A l'époque où l’Évangile est écrit, cela est d'autant plus nécessaire à rappeler que des groupes se font une image trompeuse du Christ, dont ils tronquent la personnalité en oubliant soit la divinité, soit l'humanité ; alors que tout est là : dans ce divin qui se réalise de façon si simple, si humble, si humaine ; et dans cette humanité, qui accepte et vit le divin jusqu'au bout.
En ce début de « Carême », ce texte nous ouvre un chemin : après un temps de préparation, le spirituel, et même le divin vient au cœur de l'humain ; pour lui permettre de vivre de vrais choix...
Une chose qui distingue peut-être le Christ, à la fois dans sa nature humaine et dans sa filiation divine, ce sont ses choix : le fait qu'il ait à faire des choix (ce qui n'est humainement pas évident, et pas évident non plus dans la perception religieuse d'aujourd'hui (et je pense ici à une discussion récente ; sur un sujet un peu récurrent) : la religion n'est-elle pas trop souvent vue comme quelque chose qui nous imposerait ceci ou cela, ou comme une loi supplémentaire...
Nous sommes ainsi, dans ce passage, devant une présentation de Jésus face à des choix « de haute lutte ». Tout comme nous pouvons le vivre. Et tout comme nous pouvons parfois le vivre, le mal est présenté comme un bien, ou une forme de bien. Et/ou l'attrait du bénéfice immédiat prime sur ce qui peut être nuisible à plus long terme.
Jésus se retire dans le désert, lieu de solitude, voire d'épreuve. Mais surtout, dans la Bible, lieu de rencontre avec Dieu. C'est ce qui va se passer, mais d'une des façons les plus profondes qui soit : en passant par dessus la séduction, l'aspect trompeur de la réalité immédiate. Les 3 tentations de Jésus reposent sur 3 éléments fondamentaux de l'espérance messianique d'alors ; ces 3 éléments sont aussi ici 3 moyens d'influences, et même de pouvoir, toujours actuels :
l'économique, le spectaculaire, et le religieux.
La 1ère tentation, celle du pain, rappelle la manne lors de l'Exode ; et la réponse donnée par Jésus est justement tirée du Deutéronome. Jésus repousse cette 1ère tentation parce qu'il ne veut pas utiliser ce qu'il a reçu pour son profit personnel. Il est évident qu'il avait besoin de pain, comme nous, comme tous. La tentation n'était pas de prendre quelque chose de foncièrement mauvais, mais de croire que le pain (ou autres moyens économiques) est tout. Le Royaume de Dieu n'est pas non plus une boulangerie ! L'homme ne vivra pas de pain seulement. Jésus multipliera des pains, plus tard ; mais ce sera pour nourrir des foules et leur donner en signe de vie.
Quand à la 2ème tentation, si Jésus y avait cédé, il se serait forgé d'un seul coup une immense popularité ! Non seulement à cause d'un exploit acrobatique, mais surtout comme signe d'un Messie surnaturel. Mais c'en aurait été fini de sa présence semblable à nous en toutes choses. Les hommes l'auraient vu comme un magicien ou un acrobate ; une religion extraordinaire peut-être, mais sans foi personnelle et sans dimension humaine... ça aurait sans doute été plus facile pour lui ; mais la double dimension de sa présence aurait été faussée... sa mission perdue...
Si on cherche le Royaume de Dieu, on ne va en effet pas au cirque, au sens propre ou au sens figuré : religion-spectacle, politique-spectacle, etc. Or nous sommes dans une société où la forme et le spectacle comptent beaucoup plus que le fond. Cela ne veut bien-sûr pas dire que ces choses soient mauvaises en elles-mêmes : mais il faut se méfier du mélange des genres quand ils amènent à la confusion. En plus du risque majeur qu'est la manipulation, ceux qui sont impressionnés par ces merveilles n'avancent pas forcément sur les grandes questions… L'acrobate et le spectacle peuvent nous amuser, nous distraire, mais ne nous sauve pas. Nous venons dans la foi, par son appel et notre réponse, simples et sincères.
Dans la 3ème tentation, il est suggéré à Jésus de devenir un souverain temporel, puissant, au dessus des autres. Beaucoup (à l'époque comme encore aujourd'hui) attendaient un Messie-libérateur-puissant qui chasserait par la force ce qu’on n’aime pas. Mais pour Jésus, la pire oppression de son peuple ne provenait pas de la présence des Romains, mais du poids de toute injustice humaine. C'est donc vers le Dieu de la libération qu'il faut se tourner, et vers lequel nous invite à nous tourner la citation faite par Jésus. C'est ainsi qu'il instaura vraiment le Royaume, et non une vassalité de plus…
Ces tentations auraient vraiment consisté à passer un « pacte avec le diable », c'est-à-dire à être prêt à tout pour arriver à un but, à notre but. Être prêt à tout, avec ce que cela a de trompeur. Car (quoiqu'on en dise ou entende parfois) en pervertissant les moyens, c'est la finalité même que l’on pervertit... Par exemple faire comme tout le monde pour réussir : c'est souvent là que nous pouvons nous perdre à force de vouloir gagner un peu plus...
Par 3 citations de la Bible, Jésus repousse ces tentations, avec tout ce qu'elles impliquent. Il ne sera pas un messie-boulanger ; il ne sera pas un messie-magicien-acrobate au Temple ; il ne sera pas non plus un Messie-Empereur ; il prendra plutôt le long chemin, le dur chemin des hommes. En se faisant élever sur la croix, il nous élèvera tous, et pour toujours.
Ce qui fait son identité, c'est peut-être cela : une présence non pour lui-même avant tout... mais une humanité qui vit pleinement la présence de Dieu, avec et pour les autres.
Amen